Nécronomicon 2.0
Je m’étais approchée avec excitation, sans aucune crainte, de l’objet tendu par mon professeur. L’odeur étrangement âcre et ferreuse du papier m’avait saisie dès l’ouverture du livre. Sous mes yeux, l’aspect rugueux des pages fut démenti lorsqu’elles glissèrent sous mes doigts, étonnamment soyeuses et chaudes. Ce fut à cet instant que je lâchais le livre avec effroi, réalisant avec horreur que la peau sur laquelle il avait été écrit n’était pas celle d’une bête.
Le cœur battant à m’en transpercer la poitrine, je croisais les yeux de mon professeur et un cri se bloqua dans ma gorge. Ses yeux brillaient, mais pas seulement d’excitation. Ils étaient ailleurs, lointains, comme s’ils contemplaient un tout autre monde se déployant devant eux. Ils étaient hallucinés. Sans un mot, sans même un bruit si ce n’était celui de mon cœur affolé, je me détournais et fuyais sans me retourner.
Le lendemain, j’appris qu’il avait disparu, ainsi que le livre. Ni l’un ni l’autre ne furent jamais retrouvés.
Je fixe le morceau de carton que je tiens entre mes mains, le souffle court, incapable de détourner les yeux. « Nécronomicon 2.0 » s’étale en lettres blanches, froides, sur la boîte noire. À l’intérieur, une cartouche minuscule, anodine en apparence, mais qui pulse d’une menace sourde. Elle ne promet rien, et pourtant, une terreur viscérale remonte jusqu’à ma trachée et me serre la gorge. Mes mains se crispent, mes doigts tremblent, comme si le simple contact avec ce jeu pouvait réveiller quelque chose d’ancien et de dangereux.
Awaya, ma collègue bibliothécaire alertée par mon malaise, s’approche, sa voix troublant le silence oppressant.
— Ça va, Charlotte ?
Je relève la tête, tente un sourire, mais mes lèvres refusent de bouger. J’ai l’impression que la pièce s’est refroidie d’un coup, que l’ombre du Nécronomicon s’étend déjà. Je repose la boîte sur le comptoir et serre mes bras autour de mon corps pour me réchauffer. Ou me protéger.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Un problème avec les arrivées ?
Je ravale ma salive, ma voix n’est qu’un souffle tremblant, mes lèvres s’entrechoquant malgré elles.
— Au-aucun souci, tout-tout va bien… C’est juste ce jeu… tu-tu l’as commandé ? Il me met m-mal à l’aise.
Awaya récupère la boîte et l’examine sans se douter du malaise qui me ronge. J’ai envie de lui arracher la boîte des mains pour aller la jeter par la fenêtre. Je voudrais qu’elle disparaisse, et pourtant, je ne peux pas la quitter des yeux.
— Non, ça ne me dit rien du tout. C’est marqué que le jeu est à partir de douze ans, je vais aller la ranger au rayon ados.
Alors qu’elle s’éloigne, je ne peux m’empêcher de l’interpeller :
— Attends !
Dans mon esprit fuse à nouveau le souvenir de ce livre maudit, que l’un de mes professeurs d’université m’avait montré discrètement, excité, avant de disparaître subitement sans plus jamais donner signe de vie. Depuis, jamais je ne m’étais moquée de cet ouvrage légendaire et soi-disant fictif. Jamais je n’en avais même parlé. Ni à ma mère ni à ma collègue Awaya dont j’étais devenue si proche. Le Nécronomicon, il n’était pas fictif, je l’avais vu de mes propres yeux, et même sans en lire une seule page, ce que j’en avais perçu m’avait glacé jusqu’au plus profond de mon âme. Jamais je n’oublierais cette sensation de terreur que j’avais alors ressentie.
Ce jeu me faisait le même effet.
À moins que ça ne soit simplement cet atroce souvenir qui vienne brouiller mes sensations ? Après tout, ce jeu n’a rien à voir avec un livre ancien et démoniaque ? Il est récent, actuel... j’essaye de me reprendre, de ne rien laisser paraître de ma terreur. Mais en moi-même, je sens que j’ai peu d’espoir d’y parvenir, tant mon angoisse me semble palpable. Je sens au plus profond de moi-même que ce jeu et ce livre n’ont pas seulement leur nom en commun.
— Heu… je… je vais y jouer, histoire de vérifier, pour l’âge, tu sais.
Un gémissement s’échappe de mes lèvres malgré moi. Je n’ai pas le choix, je dois vérifier qu’il ne s’agit là que d’un jeu inoffensif, c’est mon rôle de bibliothécaire ! Cependant, malgré ma proposition, je n’ose pas reprendre la boîte des mains de ma collègue.
— Tu crois ? C’est vrai qu’ils abusent parfois sur les âges indiqués. Ok, fais-toi plaisir !
Ma collègue me fourre le jeu entre les mains et s’éloigne sans se douter le moins du monde de l’envie de vomir subite qui me remonte des entrailles. Je me précipite aux toilettes, abandonnant de nouveau le jeu sur le comptoir, et me vide l’estomac des crêpes salées que nous avons dégustées ce midi.
Lorsque je ressors, je prie pour que la boîte ait miraculeusement disparu, tout comme son homonyme l’avait fait tant d’années auparavant. Bien entendu, ce n’est pas le cas. Et alors que je vois un enfant s’approcher d’elle, je me précipite pour la récupérer et l’enfouir dans mon sac à main.
Je n’ai pas le choix, c’est mon travail. Je ne peux pas laisser des enfants innocents jouer avec ce jeu possiblement maudit !
J’ai la nausée. Et ce que je maudis en cet instant, ce n’est pas le jeu, mais mon professionnalisme.
— Charlotte, tu es sûre que ça va ? Tu devrais rentrer chez toi, te reposer un peu... T’inquiètes pas, je m’occupe des arrivées !
Le sourire d’Awaya me semble soudain irréel, sa voix lointaine et étouffée. Elle a raison, je ferais mieux de rentrer chez moi. De toute façon, il faut que j’en ai le cœur net. Jamais je ne pourrais mettre ce jeu en rayon sans l’avoir testé. J’attrape mon sac à main sans oser le poser sur mon épaule et marche à grands pas faussement rassurés vers la sortie.
Qu’est-ce qu’il lui arrive à Charlotte ? Je la suis du regard, observant ses pas inégaux, comme si elle avait oublié la bonne façon de marcher mais s’efforçait de le cacher. Ce jeu… je me torture l’esprit, mais je n’ai vraiment pas souvenir de l’avoir commandé. Vu son nom, « Nécronomicon 2.0 », il s’agit sûrement d’un jeu horrifique. Ce n’est pas vraiment mon genre, je préfère les jeux de plateau ou de course, mais Charlotte aime tout, et elle se fait toujours un devoir de vérifier si chaque jeu est bien rangé dans la bonne catégorie d’âge.
Elle a donc parfaitement l’habitude des jeux de ce style, alors qu’est-ce qui peut bien la bouleverser à ce point ? Est-ce qu’elle y a déjà joué par le passé ? Est-ce que cela lui rappelle de mauvais souvenirs, quelque chose qu’elle voudrait oublier ?
Je passe une main dans mes cheveux longs, soupire. Bon allez, aujourd’hui, c’est mercredi, la journée va être chargée et voilà que je viens de perdre ma binôme. Je lui téléphonerai plus tard dans la soirée si je ne suis pas trop HS. Au pire, on se reverra demain matin.
Ce jeu que j’ai eu tant de mal à sortir de sa boîte tant mes mains tremblaient me scotche désormais devant mon écran.
Je ne sais plus quelle heure il est. Awaya m’a téléphoné pour me demander si ça n’allait toujours pas et me dire de prendre ma journée. Sa voix semblait inquiète, elle m’a même demandé si j’avais appelé ma mère. Cela fait donc au moins vingt heures que je joue sans discontinuer. Vingt ou vingt-quatre heures, puisque je suis incapable de dire si ce coup de téléphone est arrivé ce matin ou ce midi.
Je cligne des yeux et ces derniers me piquent, asséchés. Je joue, je ne fais que jouer. À tel point que j’en oublie de boire, de manger. Je ne peux pas m’arrêter, ce jeu est en temps réel. Si je m’arrête de jouer, mes adversaires me tueront et je perdrais. Et si je perds, je meurs. Mais est-ce que je meurs ici… ou là-bas ? Je ne sais pas, et trop y réfléchir m’effraie.
Après un périple pour traverser un océan déchaîné accompagnée de personnages secondaires d’une intensité saisissante, presque palpable, j’ai survécu de justesse. La plupart de mes compagnons sont décédés, l’un d’eux me suppliant de l’aider, gémissant qu’il ne pouvait pas perdre aussi près du but. Pour toute réponse, je me suis contentée de sourire d’un air satisfait.
Le but du jeu ? Devenir un Aîné. Un Grand Ancien. Un de ces monstres cauchemardesque décrit dans le Nécronomicon.
Je suis terrifiée. Je suis excitée. Je ne sais plus où j’en suis réellement. Mes émotions débordent tellement que je n’arrive plus à les distinguer les unes des autres. Tout ce que je sais, c’est que ce jeu est aussi captivant qu’effrayant.
Le casque qui m’enserre la tête déverse une musique sombre et chaotique dont les paroles me sont indiscernables et pourtant hypnotiques. On dirait des psalmodies. Mes mains tremblent à la fois de terreur et d’excitation.
Que se passera-t-il si je gagne ? Je sens mes lèvres s’étirer à cette idée dans un sourire plastique bien trop large pour être naturel. Ma conscience du temps et de la réalité s’étend et s’effiloche sans que je tente de la retenir. Je ne peux pas risquer de perdre, je sens confusément que les enjeux sont bien trop importants pour que je prenne ce risque.
Je tente actuellement de traverser une large étendue glacée. Mes mains s’agitent et j’accélère, hurlant sur mes chiens – des malamutes d’Alaska, plus grands, plus costauds que des huskies - des insultes que les ados qui nous rendent visite à la bibliothèque seraient atterrés d’entendre. Je m’en aperçois à peine. Moi qui suis toujours si douce envers les animaux, je pourrais actuellement les tuer si cela me permettait de gagner ne serait-ce que quelques secondes.
Deux traîneaux sont à ma poursuite. Les personnages secondaires qui me poursuivent – à moins qu’ils n’aient simplement le même objectif que moi ? - ont survécu à la traversée en mer et sont déterminés à ne pas perdre, eux non plus. Une neige tourbillonnante se met à pleuvoir sur nos têtes, abaissant notre visibilité, rendant notre périple encore plus dangereux.
Je dois trouver le moyen de les éliminer avant qu’eux-mêmes ne me tuent. J’aime beaucoup les jeux collaboratifs, mais celui-ci n’en est pas un. Hors de question que je me laisse devancer par de simples personnages secondaires, aussi réalistes soient-ils.
— Charlotte !
Je sens une secousse, comme si la réalité tentait de me rappeler à elle. Ma mère est en train de me secouer par les épaules, sa voix inquiète perçant le brouillard du jeu.
— Charlotte, ma chérie, tu devrais arrêter ton jeu un petit peu, Awaya est inquiète que tu ne répondes plus au téléphone.
Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Awaya a appelé ma mère ? D’où elle se permet d’intervenir dans ma vie ?!
Tout me semble irréel, comme si je flottais au-dessus de mon propre corps, spectatrice impuissante de la scène, ou plutôt, spectre désincarné.
Je me vois la repousser violemment, puis, sans réfléchir, je replonge aussitôt dans le jeu. J’ai presque gagné, ce n’est pas le moment de me laisser déconcentrer !
Ouf, je n’ai pas perdu trop de temps et les chiens ont continué leur course, insensibles à ma brève absence. Une partie de mon esprit se déconnecte subitement de mon corps et observe ma mère effondrée à terre, là où je l’ai projetée, silhouette pathétique sur le sol encombré de mon bureau. J’espère qu’elle va vite partir et cesser de m’emmerder. Je ne laisserais personne barrer ma route vers la victoire. Personne.
Cette sensation de dédoublement s’efface et je replonge dans le jeu avec enthousiasme. Il ne me faut pas très longtemps pour me débarrasser de mes suiveurs. Je ricane en imaginant leurs corps désarticulés au fond de la crevasse où je les ai précipités, guidée par une certitude étrange. Une voix, douce et insistante, m’a soufflé l’emplacement exact du gouffre et la manière d’y attirer mes ennemis tout en survivant. Je sens que mon destin est de gagner cette partie.
Je suis désormais seule, mais c’est là que commence le véritable défi, je le sens, je le sais. Je suis proche. Un frisson d’excitation me parcourt, aussitôt mêlé à une peur viscérale. Mon corps est engourdi, je ne sens plus le bout de mes doigts, et encore moins mes orteils. J’ai vaincu mes adversaires, mais perdu mes chiens. Je dois maintenant traverser à pied l’immensité blanche qui brûle mes yeux fatigués.
Je pose un pied après l’autre, forçant mon passage dans la neige épaisse et glaciale. Au loin, j’aperçois une montagne. À moins que ce ne soit qu’une illusion créée par mon cerveau épuisé ? Je ne sais pas, mais je sais par contre que s’il s’agit d’une illusion, j’ai déjà perdu la partie, alors je ne peux que me raccrocher à l’espoir qu’elle est belle et bien réelle, aussi surprenante soit-elle. Une montagne immense semblant percer le ciel, amalgame chaotique d’éperons rocheux noirs comme les dents d’un monstre qui serait sorti tout droit des abîmes. Je souris à cette idée et je sens mes lèvres craquer. Le goût du sang qui tâche mes lèvres atrocement gercées enchante ma langue et mes sens, comme une bouffée d’oxygène.
Malgré ça, le sommeil me guette, lourd, irrésistible. Au creux de mon ventre, une certitude me ronge : si je m’endors, je ne me réveillerai pas. Je ne parle pas seulement du jeu. Je ne veux plus seulement gagner, je le dois. Et cela me terrorise. Si je gagne, je deviendrai un Ancien, une créature inhumaine, tentaculaire. La mort ne serait-elle pas préférable ? Pourtant, l’idée d’abandonner me terrifie plus encore. Excitation et terreur se confondent en moi. Je veux survivre. Je veux gagner, même si je sens que ce désir n’est plus tout à fait le mien.
Je n’abandonnerai pas !
Lorsque la mère de Charlotte m’a recontactée, je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il se passait, j’ai cru que Charlotte avait eu un accident grave, qu’elle était à l’hôpital, ou pire. Mais rien de tout ça, elle n’a pas eu d’accident. Elle va bien, parfaitement bien… enfin… tout du moins physiquement.
J’ai emmené sa mère dans une autre pièce, la rassurant, lui affirmant que j’allais m’occuper de tout. Mais c’est quoi « tout » ? Alors que je regarde Charlotte attentivement, je me demande si l’accident n’aurait pas été préférable. Lorsque je suis arrivée, j’ai tenté de l’appeler, de m’interposer entre elle et l’écran, de la secouer par les épaules… rien à faire.
Mes mains s’ouvrent et se ferment, inutiles. Je ne sais pas quoi faire. Vraiment pas quoi faire. Je me sens impuissante. Cette histoire est complètement folle. Charlotte semble avoir perdu l’esprit. Je n’arrive pas à communiquer avec elle et elle ne décroche pas les yeux de cet horrible jeu. Rien que de regarder l’écran me fait frissonner. Pourtant, je n’y vois que du blanc, comme si le joueur traversait le pôle sud ou le pôle nord, ou je ne sais pas quoi. C’est quoi l’intérêt d’un jeu comme ça ?
J’ai peur pour Charlotte. Elle n’avait pas l’air bien avant-hier, mais là, c’est à peine si je la reconnais. Je regrette amèrement de ne pas m’être inquiétée plus tôt, de ne pas lui avoir arraché ce jeu des mains. Son teint est cadavérique, mais le pire, ce sont ses yeux. Si Charlotte n’avait pas été mon amie et collègue depuis plusieurs années, je pense que je serais partie en courant. Veinés de sang et exorbités, ils brillent d’un éclat qui ne s’apparente à rien d’humain. Ou alors, un humain très cruel, ancien, et mauvais. Je ne sais pas d’où me vient cette idée, mais j’ai l’impression que Charlotte est purement et simplement possédée.
Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider ?
À l’écran, après le blanc, je la vois s’enfoncer dans une caverne d’un noir absolu, où seules quelques formes éparses semblent flotter dans l’ombre. Ma gorge se serre. Qu’est-ce que c’est que ce jeu maudit ? Un pressentiment me tord les entrailles : si je ne parviens pas à la sortir de là, quelque chose d’effroyable, d’irréversible, va se produire.
Portée par une urgence viscérale, je contourne son bureau d’un bond et, sans réfléchir, j’arrache tous les câbles.
J’y suis presque. La victoire est au bout de mes doigts ! Je suis dans la grotte des anciens, je vois leurs corps immobiles et pourtant indéniablement vivants se détacher dans la clarté maladivement jaunâtre de ma lampe frontale. Je tends la main vers l’un d’entre eux… et ma vue se brouille, tout devient noir, d’un noir qu’aucun être humain ne devrait jamais contempler.
Niveau 2.
Charlotte reste plusieurs minutes devant l’écran devenu noir, puis elle se redresse. Dans la pièce adjacente, j’entends toujours sa mère sangloter. Par-dessus l’écran, j’aperçois le sourire de celle qui fut mon amie, étrangement fixe, sa peau blafarde et maladive… et ses yeux.
Ses yeux sont hallucinés. Elle ne me voit pas.
Je reste figée, les pieds cloués au sol de peur avant de la suivre, comme hypnotisée. Je n’ai désormais plus de doutes sur le fait qu’elle n’est plus là, que Charlotte, si elle est encore dans ce corps, est désormais très lointaine.
Elle passe devant sa mère, l’ignorant. Je pense qu’elle ne la voit pas du tout, pas plus qu’elle ne m’a vue. Elle sort dans la rue comme un automate et moi, je sens des larmes couler sur mes joues de façon incontrôlable.
Si Charlotte a gagné ce jeu, je sens confusément que moi, j’ai perdu.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas venue plus tôt ? Hier, la journée avait été chargée, mais j’aurais pu, j’aurais dû, venir toquer à sa porte pour déjeuner avec elle, pour voir si elle allait mieux. Jamais je n’aurais pensé qu’elle n’avait cessé de jouer pendant deux jours entiers. Deux jours entiers, seule en tête à tête avec un jeu terrifiant.
Elle est devenue folle. Charlotte est devenue folle.
Alors qu’elle descend les escaliers pour sortir de son immeuble, elle laisse des traces de doigts ensanglantés sur les murs à force de les frotter contre le béton, ricanant, avançant droit devant elle, bousculant les petits obstacles, tels ce sac poubelle et cette petite fille, sans même penser à les contourner. Je pousse un petit cri en aidant la petite à se redresser et m’excuse à la place de Charlotte.
Je dois faire quelque chose. Appeler les secours, une ambulance, n’importe quoi. Si elle continue à marcher droit devant elle sans rien voir, elle va finir par en avoir un vrai, d’accident ! Je ne crois pas si bien dire. Lorsque je rattrape Charlotte, elle s’apprête à traverser une route sans prendre garde aux voitures. Elle ne réalise même pas où elle se trouve !
Je me précipite vers elle.
Ce jeu est fantastique. Génial. Extraordinaire. Moi qui pensais avoir simplement gagné, ce n’était en réalité que le début, et le jeu m’a annoncé que j’étais désormais au niveau 2 ! Ce jeu est exceptionnel, une véritable révolution ! La première partie, en temps réel, m’avait déjà happée, mais maintenant… maintenant, le jeu s’infiltre dans la réalité. Il est en réalité augmentée. Je ne joue plus devant un écran, je joue dans le monde. Et c’est bluffant d’immersion. Ma fatigue s’est envolée, je me sens revivre, renaître. Je me prends à espérer qu’il possède également un niveau 3, sans pour autant être capable d’imaginer ce qu’il pourrait être.
Mes doigts effleurent les murs de mon immeuble, chaque aspérité me semble amplifiée, vibrante. Les odeurs de la cage d’escalier, d’ordinaire écœurantes, m’enivrent. Cette combinaison d’odeurs de sueur, de poussière et de renfermé me titille les narines. Je les respire à pleins poumons et je sors ma langue, avide, comme si je pouvais goûter la crasse, la vie, la peur.
Je sors. L’air me gifle. Tout est plus intense, plus réel que jamais. Je me sens puissante, invincible, comme si le monde était désormais à mes pieds. J’avance vers la route et je me sens soudain différente. Massive, immense. Je tends les bras devant moi et… non, pas des bras, pas seulement. Deux tentacules éthérés les dominent, les contrôlent. Je me sens grandir, plus haute que n’importe quelle voiture, camion. Un cri jaillit de ma gorge. Rauque, inhumain, jubilatoire.
J’ai gagné, j’y suis parvenue, je suis un Grand Ancien ! Je suis invincible !
Une voiture freine, puis une autre. Des klaxons résonnent, lointains, insignifiants.
Derrière moi, je sens une main m’attraper le bras. Je reconnais vaguement Awaya. Awaya ? C’est qui déjà ? Le nom m’est venu automatiquement à l’esprit et pourtant je n’arrive pas à comprendre ce qu’il signifie. Tout ce que je vois finalement, c’est que son bras tente de me retenir. Me retenir ! Ah ah ah ! Il pense vraiment pouvoir me retenir, Moi, ce petit personnage secondaire insignifiant ? D’un revers de tentacule, je m’en débarrasse. Autour de moi, des hurlements s’élèvent, caresses à mes oreilles.
Niveau 3.
Le cœur battant à m’en transpercer la poitrine, je croisais les yeux de mon professeur et un cri se bloqua dans ma gorge. Ses yeux brillaient, mais pas seulement d’excitation. Ils étaient ailleurs, lointains, comme s’ils contemplaient un tout autre monde se déployant devant eux. Ils étaient hallucinés. Sans un mot, sans même un bruit si ce n’était celui de mon cœur affolé, je me détournais et fuyais sans me retourner.
Le lendemain, j’appris qu’il avait disparu, ainsi que le livre. Ni l’un ni l’autre ne furent jamais retrouvés.
Je fixe le morceau de carton que je tiens entre mes mains, le souffle court, incapable de détourner les yeux. « Nécronomicon 2.0 » s’étale en lettres blanches, froides, sur la boîte noire. À l’intérieur, une cartouche minuscule, anodine en apparence, mais qui pulse d’une menace sourde. Elle ne promet rien, et pourtant, une terreur viscérale remonte jusqu’à ma trachée et me serre la gorge. Mes mains se crispent, mes doigts tremblent, comme si le simple contact avec ce jeu pouvait réveiller quelque chose d’ancien et de dangereux.
Awaya, ma collègue bibliothécaire alertée par mon malaise, s’approche, sa voix troublant le silence oppressant.
— Ça va, Charlotte ?
Je relève la tête, tente un sourire, mais mes lèvres refusent de bouger. J’ai l’impression que la pièce s’est refroidie d’un coup, que l’ombre du Nécronomicon s’étend déjà. Je repose la boîte sur le comptoir et serre mes bras autour de mon corps pour me réchauffer. Ou me protéger.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? Un problème avec les arrivées ?
Je ravale ma salive, ma voix n’est qu’un souffle tremblant, mes lèvres s’entrechoquant malgré elles.
— Au-aucun souci, tout-tout va bien… C’est juste ce jeu… tu-tu l’as commandé ? Il me met m-mal à l’aise.
Awaya récupère la boîte et l’examine sans se douter du malaise qui me ronge. J’ai envie de lui arracher la boîte des mains pour aller la jeter par la fenêtre. Je voudrais qu’elle disparaisse, et pourtant, je ne peux pas la quitter des yeux.
— Non, ça ne me dit rien du tout. C’est marqué que le jeu est à partir de douze ans, je vais aller la ranger au rayon ados.
Alors qu’elle s’éloigne, je ne peux m’empêcher de l’interpeller :
— Attends !
Dans mon esprit fuse à nouveau le souvenir de ce livre maudit, que l’un de mes professeurs d’université m’avait montré discrètement, excité, avant de disparaître subitement sans plus jamais donner signe de vie. Depuis, jamais je ne m’étais moquée de cet ouvrage légendaire et soi-disant fictif. Jamais je n’en avais même parlé. Ni à ma mère ni à ma collègue Awaya dont j’étais devenue si proche. Le Nécronomicon, il n’était pas fictif, je l’avais vu de mes propres yeux, et même sans en lire une seule page, ce que j’en avais perçu m’avait glacé jusqu’au plus profond de mon âme. Jamais je n’oublierais cette sensation de terreur que j’avais alors ressentie.
Ce jeu me faisait le même effet.
À moins que ça ne soit simplement cet atroce souvenir qui vienne brouiller mes sensations ? Après tout, ce jeu n’a rien à voir avec un livre ancien et démoniaque ? Il est récent, actuel... j’essaye de me reprendre, de ne rien laisser paraître de ma terreur. Mais en moi-même, je sens que j’ai peu d’espoir d’y parvenir, tant mon angoisse me semble palpable. Je sens au plus profond de moi-même que ce jeu et ce livre n’ont pas seulement leur nom en commun.
— Heu… je… je vais y jouer, histoire de vérifier, pour l’âge, tu sais.
Un gémissement s’échappe de mes lèvres malgré moi. Je n’ai pas le choix, je dois vérifier qu’il ne s’agit là que d’un jeu inoffensif, c’est mon rôle de bibliothécaire ! Cependant, malgré ma proposition, je n’ose pas reprendre la boîte des mains de ma collègue.
— Tu crois ? C’est vrai qu’ils abusent parfois sur les âges indiqués. Ok, fais-toi plaisir !
Ma collègue me fourre le jeu entre les mains et s’éloigne sans se douter le moins du monde de l’envie de vomir subite qui me remonte des entrailles. Je me précipite aux toilettes, abandonnant de nouveau le jeu sur le comptoir, et me vide l’estomac des crêpes salées que nous avons dégustées ce midi.
Lorsque je ressors, je prie pour que la boîte ait miraculeusement disparu, tout comme son homonyme l’avait fait tant d’années auparavant. Bien entendu, ce n’est pas le cas. Et alors que je vois un enfant s’approcher d’elle, je me précipite pour la récupérer et l’enfouir dans mon sac à main.
Je n’ai pas le choix, c’est mon travail. Je ne peux pas laisser des enfants innocents jouer avec ce jeu possiblement maudit !
J’ai la nausée. Et ce que je maudis en cet instant, ce n’est pas le jeu, mais mon professionnalisme.
— Charlotte, tu es sûre que ça va ? Tu devrais rentrer chez toi, te reposer un peu... T’inquiètes pas, je m’occupe des arrivées !
Le sourire d’Awaya me semble soudain irréel, sa voix lointaine et étouffée. Elle a raison, je ferais mieux de rentrer chez moi. De toute façon, il faut que j’en ai le cœur net. Jamais je ne pourrais mettre ce jeu en rayon sans l’avoir testé. J’attrape mon sac à main sans oser le poser sur mon épaule et marche à grands pas faussement rassurés vers la sortie.
Qu’est-ce qu’il lui arrive à Charlotte ? Je la suis du regard, observant ses pas inégaux, comme si elle avait oublié la bonne façon de marcher mais s’efforçait de le cacher. Ce jeu… je me torture l’esprit, mais je n’ai vraiment pas souvenir de l’avoir commandé. Vu son nom, « Nécronomicon 2.0 », il s’agit sûrement d’un jeu horrifique. Ce n’est pas vraiment mon genre, je préfère les jeux de plateau ou de course, mais Charlotte aime tout, et elle se fait toujours un devoir de vérifier si chaque jeu est bien rangé dans la bonne catégorie d’âge.
Elle a donc parfaitement l’habitude des jeux de ce style, alors qu’est-ce qui peut bien la bouleverser à ce point ? Est-ce qu’elle y a déjà joué par le passé ? Est-ce que cela lui rappelle de mauvais souvenirs, quelque chose qu’elle voudrait oublier ?
Je passe une main dans mes cheveux longs, soupire. Bon allez, aujourd’hui, c’est mercredi, la journée va être chargée et voilà que je viens de perdre ma binôme. Je lui téléphonerai plus tard dans la soirée si je ne suis pas trop HS. Au pire, on se reverra demain matin.
Ce jeu que j’ai eu tant de mal à sortir de sa boîte tant mes mains tremblaient me scotche désormais devant mon écran.
Je ne sais plus quelle heure il est. Awaya m’a téléphoné pour me demander si ça n’allait toujours pas et me dire de prendre ma journée. Sa voix semblait inquiète, elle m’a même demandé si j’avais appelé ma mère. Cela fait donc au moins vingt heures que je joue sans discontinuer. Vingt ou vingt-quatre heures, puisque je suis incapable de dire si ce coup de téléphone est arrivé ce matin ou ce midi.
Je cligne des yeux et ces derniers me piquent, asséchés. Je joue, je ne fais que jouer. À tel point que j’en oublie de boire, de manger. Je ne peux pas m’arrêter, ce jeu est en temps réel. Si je m’arrête de jouer, mes adversaires me tueront et je perdrais. Et si je perds, je meurs. Mais est-ce que je meurs ici… ou là-bas ? Je ne sais pas, et trop y réfléchir m’effraie.
Après un périple pour traverser un océan déchaîné accompagnée de personnages secondaires d’une intensité saisissante, presque palpable, j’ai survécu de justesse. La plupart de mes compagnons sont décédés, l’un d’eux me suppliant de l’aider, gémissant qu’il ne pouvait pas perdre aussi près du but. Pour toute réponse, je me suis contentée de sourire d’un air satisfait.
Le but du jeu ? Devenir un Aîné. Un Grand Ancien. Un de ces monstres cauchemardesque décrit dans le Nécronomicon.
Je suis terrifiée. Je suis excitée. Je ne sais plus où j’en suis réellement. Mes émotions débordent tellement que je n’arrive plus à les distinguer les unes des autres. Tout ce que je sais, c’est que ce jeu est aussi captivant qu’effrayant.
Le casque qui m’enserre la tête déverse une musique sombre et chaotique dont les paroles me sont indiscernables et pourtant hypnotiques. On dirait des psalmodies. Mes mains tremblent à la fois de terreur et d’excitation.
Que se passera-t-il si je gagne ? Je sens mes lèvres s’étirer à cette idée dans un sourire plastique bien trop large pour être naturel. Ma conscience du temps et de la réalité s’étend et s’effiloche sans que je tente de la retenir. Je ne peux pas risquer de perdre, je sens confusément que les enjeux sont bien trop importants pour que je prenne ce risque.
Je tente actuellement de traverser une large étendue glacée. Mes mains s’agitent et j’accélère, hurlant sur mes chiens – des malamutes d’Alaska, plus grands, plus costauds que des huskies - des insultes que les ados qui nous rendent visite à la bibliothèque seraient atterrés d’entendre. Je m’en aperçois à peine. Moi qui suis toujours si douce envers les animaux, je pourrais actuellement les tuer si cela me permettait de gagner ne serait-ce que quelques secondes.
Deux traîneaux sont à ma poursuite. Les personnages secondaires qui me poursuivent – à moins qu’ils n’aient simplement le même objectif que moi ? - ont survécu à la traversée en mer et sont déterminés à ne pas perdre, eux non plus. Une neige tourbillonnante se met à pleuvoir sur nos têtes, abaissant notre visibilité, rendant notre périple encore plus dangereux.
Je dois trouver le moyen de les éliminer avant qu’eux-mêmes ne me tuent. J’aime beaucoup les jeux collaboratifs, mais celui-ci n’en est pas un. Hors de question que je me laisse devancer par de simples personnages secondaires, aussi réalistes soient-ils.
— Charlotte !
Je sens une secousse, comme si la réalité tentait de me rappeler à elle. Ma mère est en train de me secouer par les épaules, sa voix inquiète perçant le brouillard du jeu.
— Charlotte, ma chérie, tu devrais arrêter ton jeu un petit peu, Awaya est inquiète que tu ne répondes plus au téléphone.
Qu’est-ce qu’elle fait ici ? Awaya a appelé ma mère ? D’où elle se permet d’intervenir dans ma vie ?!
Tout me semble irréel, comme si je flottais au-dessus de mon propre corps, spectatrice impuissante de la scène, ou plutôt, spectre désincarné.
Je me vois la repousser violemment, puis, sans réfléchir, je replonge aussitôt dans le jeu. J’ai presque gagné, ce n’est pas le moment de me laisser déconcentrer !
Ouf, je n’ai pas perdu trop de temps et les chiens ont continué leur course, insensibles à ma brève absence. Une partie de mon esprit se déconnecte subitement de mon corps et observe ma mère effondrée à terre, là où je l’ai projetée, silhouette pathétique sur le sol encombré de mon bureau. J’espère qu’elle va vite partir et cesser de m’emmerder. Je ne laisserais personne barrer ma route vers la victoire. Personne.
Cette sensation de dédoublement s’efface et je replonge dans le jeu avec enthousiasme. Il ne me faut pas très longtemps pour me débarrasser de mes suiveurs. Je ricane en imaginant leurs corps désarticulés au fond de la crevasse où je les ai précipités, guidée par une certitude étrange. Une voix, douce et insistante, m’a soufflé l’emplacement exact du gouffre et la manière d’y attirer mes ennemis tout en survivant. Je sens que mon destin est de gagner cette partie.
Je suis désormais seule, mais c’est là que commence le véritable défi, je le sens, je le sais. Je suis proche. Un frisson d’excitation me parcourt, aussitôt mêlé à une peur viscérale. Mon corps est engourdi, je ne sens plus le bout de mes doigts, et encore moins mes orteils. J’ai vaincu mes adversaires, mais perdu mes chiens. Je dois maintenant traverser à pied l’immensité blanche qui brûle mes yeux fatigués.
Je pose un pied après l’autre, forçant mon passage dans la neige épaisse et glaciale. Au loin, j’aperçois une montagne. À moins que ce ne soit qu’une illusion créée par mon cerveau épuisé ? Je ne sais pas, mais je sais par contre que s’il s’agit d’une illusion, j’ai déjà perdu la partie, alors je ne peux que me raccrocher à l’espoir qu’elle est belle et bien réelle, aussi surprenante soit-elle. Une montagne immense semblant percer le ciel, amalgame chaotique d’éperons rocheux noirs comme les dents d’un monstre qui serait sorti tout droit des abîmes. Je souris à cette idée et je sens mes lèvres craquer. Le goût du sang qui tâche mes lèvres atrocement gercées enchante ma langue et mes sens, comme une bouffée d’oxygène.
Malgré ça, le sommeil me guette, lourd, irrésistible. Au creux de mon ventre, une certitude me ronge : si je m’endors, je ne me réveillerai pas. Je ne parle pas seulement du jeu. Je ne veux plus seulement gagner, je le dois. Et cela me terrorise. Si je gagne, je deviendrai un Ancien, une créature inhumaine, tentaculaire. La mort ne serait-elle pas préférable ? Pourtant, l’idée d’abandonner me terrifie plus encore. Excitation et terreur se confondent en moi. Je veux survivre. Je veux gagner, même si je sens que ce désir n’est plus tout à fait le mien.
Je n’abandonnerai pas !
Lorsque la mère de Charlotte m’a recontactée, je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il se passait, j’ai cru que Charlotte avait eu un accident grave, qu’elle était à l’hôpital, ou pire. Mais rien de tout ça, elle n’a pas eu d’accident. Elle va bien, parfaitement bien… enfin… tout du moins physiquement.
J’ai emmené sa mère dans une autre pièce, la rassurant, lui affirmant que j’allais m’occuper de tout. Mais c’est quoi « tout » ? Alors que je regarde Charlotte attentivement, je me demande si l’accident n’aurait pas été préférable. Lorsque je suis arrivée, j’ai tenté de l’appeler, de m’interposer entre elle et l’écran, de la secouer par les épaules… rien à faire.
Mes mains s’ouvrent et se ferment, inutiles. Je ne sais pas quoi faire. Vraiment pas quoi faire. Je me sens impuissante. Cette histoire est complètement folle. Charlotte semble avoir perdu l’esprit. Je n’arrive pas à communiquer avec elle et elle ne décroche pas les yeux de cet horrible jeu. Rien que de regarder l’écran me fait frissonner. Pourtant, je n’y vois que du blanc, comme si le joueur traversait le pôle sud ou le pôle nord, ou je ne sais pas quoi. C’est quoi l’intérêt d’un jeu comme ça ?
J’ai peur pour Charlotte. Elle n’avait pas l’air bien avant-hier, mais là, c’est à peine si je la reconnais. Je regrette amèrement de ne pas m’être inquiétée plus tôt, de ne pas lui avoir arraché ce jeu des mains. Son teint est cadavérique, mais le pire, ce sont ses yeux. Si Charlotte n’avait pas été mon amie et collègue depuis plusieurs années, je pense que je serais partie en courant. Veinés de sang et exorbités, ils brillent d’un éclat qui ne s’apparente à rien d’humain. Ou alors, un humain très cruel, ancien, et mauvais. Je ne sais pas d’où me vient cette idée, mais j’ai l’impression que Charlotte est purement et simplement possédée.
Qu’est-ce que je peux faire pour l’aider ?
À l’écran, après le blanc, je la vois s’enfoncer dans une caverne d’un noir absolu, où seules quelques formes éparses semblent flotter dans l’ombre. Ma gorge se serre. Qu’est-ce que c’est que ce jeu maudit ? Un pressentiment me tord les entrailles : si je ne parviens pas à la sortir de là, quelque chose d’effroyable, d’irréversible, va se produire.
Portée par une urgence viscérale, je contourne son bureau d’un bond et, sans réfléchir, j’arrache tous les câbles.
J’y suis presque. La victoire est au bout de mes doigts ! Je suis dans la grotte des anciens, je vois leurs corps immobiles et pourtant indéniablement vivants se détacher dans la clarté maladivement jaunâtre de ma lampe frontale. Je tends la main vers l’un d’entre eux… et ma vue se brouille, tout devient noir, d’un noir qu’aucun être humain ne devrait jamais contempler.
Niveau 2.
Charlotte reste plusieurs minutes devant l’écran devenu noir, puis elle se redresse. Dans la pièce adjacente, j’entends toujours sa mère sangloter. Par-dessus l’écran, j’aperçois le sourire de celle qui fut mon amie, étrangement fixe, sa peau blafarde et maladive… et ses yeux.
Ses yeux sont hallucinés. Elle ne me voit pas.
Je reste figée, les pieds cloués au sol de peur avant de la suivre, comme hypnotisée. Je n’ai désormais plus de doutes sur le fait qu’elle n’est plus là, que Charlotte, si elle est encore dans ce corps, est désormais très lointaine.
Elle passe devant sa mère, l’ignorant. Je pense qu’elle ne la voit pas du tout, pas plus qu’elle ne m’a vue. Elle sort dans la rue comme un automate et moi, je sens des larmes couler sur mes joues de façon incontrôlable.
Si Charlotte a gagné ce jeu, je sens confusément que moi, j’ai perdu.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas venue plus tôt ? Hier, la journée avait été chargée, mais j’aurais pu, j’aurais dû, venir toquer à sa porte pour déjeuner avec elle, pour voir si elle allait mieux. Jamais je n’aurais pensé qu’elle n’avait cessé de jouer pendant deux jours entiers. Deux jours entiers, seule en tête à tête avec un jeu terrifiant.
Elle est devenue folle. Charlotte est devenue folle.
Alors qu’elle descend les escaliers pour sortir de son immeuble, elle laisse des traces de doigts ensanglantés sur les murs à force de les frotter contre le béton, ricanant, avançant droit devant elle, bousculant les petits obstacles, tels ce sac poubelle et cette petite fille, sans même penser à les contourner. Je pousse un petit cri en aidant la petite à se redresser et m’excuse à la place de Charlotte.
Je dois faire quelque chose. Appeler les secours, une ambulance, n’importe quoi. Si elle continue à marcher droit devant elle sans rien voir, elle va finir par en avoir un vrai, d’accident ! Je ne crois pas si bien dire. Lorsque je rattrape Charlotte, elle s’apprête à traverser une route sans prendre garde aux voitures. Elle ne réalise même pas où elle se trouve !
Je me précipite vers elle.
Ce jeu est fantastique. Génial. Extraordinaire. Moi qui pensais avoir simplement gagné, ce n’était en réalité que le début, et le jeu m’a annoncé que j’étais désormais au niveau 2 ! Ce jeu est exceptionnel, une véritable révolution ! La première partie, en temps réel, m’avait déjà happée, mais maintenant… maintenant, le jeu s’infiltre dans la réalité. Il est en réalité augmentée. Je ne joue plus devant un écran, je joue dans le monde. Et c’est bluffant d’immersion. Ma fatigue s’est envolée, je me sens revivre, renaître. Je me prends à espérer qu’il possède également un niveau 3, sans pour autant être capable d’imaginer ce qu’il pourrait être.
Mes doigts effleurent les murs de mon immeuble, chaque aspérité me semble amplifiée, vibrante. Les odeurs de la cage d’escalier, d’ordinaire écœurantes, m’enivrent. Cette combinaison d’odeurs de sueur, de poussière et de renfermé me titille les narines. Je les respire à pleins poumons et je sors ma langue, avide, comme si je pouvais goûter la crasse, la vie, la peur.
Je sors. L’air me gifle. Tout est plus intense, plus réel que jamais. Je me sens puissante, invincible, comme si le monde était désormais à mes pieds. J’avance vers la route et je me sens soudain différente. Massive, immense. Je tends les bras devant moi et… non, pas des bras, pas seulement. Deux tentacules éthérés les dominent, les contrôlent. Je me sens grandir, plus haute que n’importe quelle voiture, camion. Un cri jaillit de ma gorge. Rauque, inhumain, jubilatoire.
J’ai gagné, j’y suis parvenue, je suis un Grand Ancien ! Je suis invincible !
Une voiture freine, puis une autre. Des klaxons résonnent, lointains, insignifiants.
Derrière moi, je sens une main m’attraper le bras. Je reconnais vaguement Awaya. Awaya ? C’est qui déjà ? Le nom m’est venu automatiquement à l’esprit et pourtant je n’arrive pas à comprendre ce qu’il signifie. Tout ce que je vois finalement, c’est que son bras tente de me retenir. Me retenir ! Ah ah ah ! Il pense vraiment pouvoir me retenir, Moi, ce petit personnage secondaire insignifiant ? D’un revers de tentacule, je m’en débarrasse. Autour de moi, des hurlements s’élèvent, caresses à mes oreilles.
Niveau 3.
Si vous avez aimé cette histoire, partagez-là !
retour à la section